Je n’ai plus lu de roman noir depuis des lustres. J’en ai cependant avalé beaucoup, à une époque lointaine. J’y replonge, dès les premières pages de Poissons volants, et je retrouve des repères, des invariants, des ingrédients, des épices, des mobiles d’écriture. Pourtant, tout en avançant et constatant que, de chaque phrase posant habilement le décor et l’acte du crime, émane une étrange familiarité et malgré une convocation des archétypes du genre, je n’éprouve pas l’effet de redites pesantes ni l’impact d’un usage laborieux des stéréotypes narratifs et stylistiques. Cela m’étonne, ceci dit, et aiguise ma curiosité. Qu’est-ce qui se passe ? Ce que je connais de l’auteur et se trouve rappelé sur la quatrième de couverture, « passionné de musiques populaires », me met sur la piste. Si le texte actionne les ficelles connues sans produire d’ennui, cela relève de l’art de la reprise. Si, en effet, certaines reprises n’apportent rien à l’original, une reprise réussie, au contraire, tout en restituant l’air connu, le déroute partiellement, l’égare pour mieux le faire resurgir, procure la sensation de l’entendre pour la première fois, de le redécouvrir comme jamais, de déceler ce que, jusqu’ici, nous n’y avions jamais clairement perçu.

On comprend vite, tandis que les pièces du puzzle tombent du ciel, que le raisonnement qui permettra de les assembler sera long et erratique. C’est ce gap, et le chemin d’écriture qui le parcourt, explorant toutes sortes de possibles, qui ouvre un millefeuille de plaisir dans la lecture. Le récit progresse en renouant avec, disons, la dimension sociologique des premiers grands romans policiers. L’auteur plonge, en quelque sorte, aux racines de cette sorte d’écriture qui ne privilégie pas l’énigme pour le plaisir de l’énigme, mais l’exercice de la mise en énigme pour raconter comment va le monde, depuis en bas. Bain de jouvence de l’écriture noire, il en décline les figures ludiques au plus près de la constitution des savoirs populaires des réalités complexes auxquelles sont confrontées, au jour le jour, les gens. Complexité qui accentue la perte de repères. Il s’engage dans l’analyse intuitive – personnifiée par l’inspecteur un peu anti-héros – des rouages d’une société dépassée par ces propres mécanismes capitalistes et qui, inévitablement, doit produire des déraillements, des comportements inexplicables, des ruptures d’interdits. Presque naturellement, parce que l’ensemble de nos vies sont prises dans un méga dérèglement qui, ici ou là, provoque des conflits d’intérêts qui s’enveniment, des zones de chantage imprévues qui se referment comme des pièges, autant de signes d’une vaste dérive sociétale systémique que l’on ne veut pas suffisamment regarder en face.

Question de calibre et de contexte, comment se fabrique une cible improbable ?

Au début, donc, il y a un crime originel. Un beau tir groupé, massif et ciselé. Froid, technique et jouissif. Un exemple parfait de meurtre sans mobile apparent, refermé sur lui-même, un début et une fin se mordant la queue. L’acte de naissance de ce roman se situe dans une région bien spécifique, La Línea, en Espagne. Une géographie concrète, bien connue par l’auteur mais qui, dans le roman, est tout autant une surface symbolique et métaphorique. Comme dans toute bonne littérature noire, il y a superposition des différents niveaux de cartographie. Par sa proximité avec l’Afrique, c’est un morceau des côtes européennes impactée par les flux migratoires, les commerces illégaux. C’est une économie du Sud colonisée par les imageries touristiques et ses mirages de rentabilité du faux, de l’imitation, des plaisirs clinquants, de l’évasion factice, des investissements borderline. Comme toute région, elle est aussi traversée, surplombée par des structures de la mondialisation et, de façon plus précise, infiltrée par les réseaux administratifs européens, voire sous perfusion. C’est aussi une région où le réchauffement climatique rend plus perceptible les effets des dérèglements planétaires. Là, justement, l’hiver est aussi chaud que l’été et perturbe le quotidien de tous les plus pauvres qui vivent encore directement des ressources de la mer, par exemple de la pêche et le séchage des poissons volants désorientés par la permutation des saisons. Pour toutes ces raisons, il s’agit aussi d’une région particulièrement photogénique, que ce soit pour l’esthétique des métiers en voie de disparition, la documentation des vies en vacances, l’architecture de villégiature et l’urbanisation estivales, les enquêtes sociales et politiques sur le traitement des migrants, les vies marginales du littoral et des frontières du monde connu, les fêtes populaires et consuméristes qui parcourent les rues de la cité, l’échouage de baleines… En lisant et tournant les pages on a l’impression, du reste, de parcourir un roman graphique.

François FilleulFrançois Filleul, l'auteur de Poissons Volants
© Crédit photo : Alexandre Dimitrov

Interpréter les indices, c’est comme chanter une balade, on enchaîne couplets et refrains, en buvant du bon vin

Nicolas Fulgor, chargé de l’investigation, commence par lancer ses filets dans le vide. Relevé d’empreintes, analyse du contenu des ordinateurs, interrogatoire de témoins hébétés. L’attente commence. Quand et d’où viendront les premiers indices ? Le dispositif d’enquête étant posé, une tension s’instaure entre les différents pôles hypothétiques du drame et, inévitablement, quelque chose doit finir par remonter, craquer, se trahir, se fissurer. En attendant, ça patauge, on reste à l’affût. Plus exactement, ça démarre lentement, comme une chanson, une ballade qui installe petit à petit son rythme, son ressac, régulier, avec accalmies et précipitations. Les couplets correspondent à la description des démarches effectuées par l’équipe policière, à la narration de séquences actives, impromptues, haletantes, ou en forme de voies de garages mais qui, d’une manière ou d’une autre, font progresser la compréhension de ce qui s’est passé. Tout compte, tout interfère, tout contribue au résultat final, le meurtre groupé, même quand cela ne semble être qu’une description de paysage, de scène ordinaire. C’est cette interdépendance racontée qui est intéressante, qui dit quelque chose sur le monde dans lequel on vit. Les refrains sont les moments où l’inspecteur se pose, se soigne, se repose, ces moments qui l’aident à décanter, à reconstituer sa force de travail et à entretenir sa capacité à imaginer. Capacité indispensable pour interpréter de façon fructueuse les signes, visibles ou non, émis en désordre, aléatoires, par l’ensemble des faits qui ont fabriqué le crime, des signes qui restent en suspension dans l’environnement, dans la vie des individus qui y ont été mêlés. Des échos. Des rémanences. Comme on scrute toujours les traces du premier big bang. D’où l’importance des phases sentimentales, des sorties matinales dans les flots, des dégustations de vins d’élections, la dévoration de plats ou de produits simples et savoureux, par exemple un jambon hors de prix dont la simple description donnera au lecteur l’eau à la bouche. Et surtout, la musique. Fulgor est, tiens, un grand amateur de musiques populaires. Son travail mental est soutenu par l’écoute de quelques-uns de ses morceaux favoris, explicitement cités, on les entend entre les lignes, et ces airs qui peuvent être connus pour certains lecteurs-lectrices, y prennent des connotations transmises par le texte du roman, l’histoire, ses personnages, ses paysages, ils deviennent presque, dans le roman, des chansons imaginées par l’auteur.

Des airs épars dans l’air, issus des vies mêlées à ce qui pousse au crime, autant de bouts de fictions sonores, rassemblées habilement dans cette écriture romanesque qui se lit comme un roman graphique…

La musique populaire qui donne lieu à des échanges intergénérationnels entre le flic et sa fille est, par ce biais, et via des manières différentes de les consommer, une source de décodage de la société capitaliste. Une source qui permet de prendre attitude, de ne pas être dupe. Et elle est le stimulant émotionnel et cérébral de l’inspecteur. Pour résoudre une enquête il faut en effet réussir à faire fonctionner ensemble ces deux pôles – tripes et cervelle - ce que fait à merveille le meilleur de la musique populaire. Pour avoir connu l’auteur dans une autre vie, je me souviens de bribes de conversations que nous avions, à propos de musiques écoutées. Cela prenait rarement la forme d’une érudition de la référence discophile, mais de ce que telle ou telle musique, ou plutôt fragments de musiques, déclenchait comme façon d’imaginer le monde, ou de capacité à inventer un morceau de vie singulière, en tout cas d’en imaginer des dimensions qui, à priori, ne nous étaient pas connues. Sans nous en rendre compte, nous considérions les musiques comme des fictions, à recevoir et à prolonger, à l’instar de ce que disait souvent Alberto Nogueira, une des personnes clés dans la constitution des collections de la Médiathèque de la communauté français de Belgique, aujourd’hui PointCulture. Mais je m’égare. Revenons à nos flics, criminels et autres poissons volants.

L’inspecteur souffre. Sa fragilité classique, son déséquilibre entre vie de famille et l’investissement total que requiert la résolution d’un tel mystère qui déstructure la société, le rend oscillant, tâtonnant, écorché donc perméable. Cette perméabilité lui permet de capter des signaux, plus exactement de relier ce qui donne sens à des signes qui sans cela resteraient lettres mortes. Parce que la déflagration originelle, inévitablement, entraîne d’autres rebondissements. Il y a des coups. D’autres balles. D’autres interrogatoires. En sinuant de manière très réaliste dans les contextes politiques actuels de l’Espagne. Au sein d’un système économique qui n’hésite pas à rentabiliser la présence de migrants déclarés illégaux. Tout fait farine au bon moulin. Et au fait, pourquoi y a-t-il autant de cafards sur les murs des toilettes ?

Pierre Hemptinne

Source : https://www.pointculture.be/magazine/articles/focus/ecriture-noire-et-poissons-volants/