Mélie vit avec sa famille dans une cité minière à Eisden dans la Campine limbourgeoise, en pays flamand.  Comme beaucoup de wallons engagés pour leur expérience de la mine, son père a quitté Liège dans l'espoir de mieux gagner sa vie.  Ce qui est le cas.  Pourtant, malgré le fait qu'il soit employé de la surface, pas du fond, les temps sont durs pour les Dépérat comme pour la majorité des familles belges de l'époque.  Sous occupation allemande, ils connaissent les privations alimentaires, les tickets de rationnement, la débrouille, les contrôles incessants, la peur au ventre, les V1, V2 et autres shrapnels, les nuits passées dans la cave, ...
Mélie, de son côté, a d'autres préoccupations : bonne élève, elle aime lire et rêve de devenir écrivain.  Cet espoir est-il vain ?
Cette ballade, c'est celle de Mélie (peut-être celle de l'auteure ?) mais c'est surtout celle d'un pays et d'une décennie - la Belgique des années 40-50.   Bien des lecteurs se reconnaitront dans ces pages ou se souviendront avec émotion des récits de jeunesse un brin nostalgiques de leurs parents et grands-parents.
Pour ma part, cette petite ritournelle du passé mâtinée de patois, je l'entends très souvent dans la bouche de ma grand-mère qui avait 15 ans en 1940 et m'appelle toujours sa "petite poyette", reliquat de ce wallon qu'en deux générations, on a perdu...  En parcourant ces pages, j'étais donc en pays connu et les récits de l'une et de l'autre se sont mêlés joyeusement dans ma tête et dans mon cœur.

"Son sourire va, vient, s'inquiète au moindre refus, s'épanouit dans l'assurance que C'était bon, Bonne-maman.  En une génération, mise à mort sans pleurs de C'èsteu bin bon, vîle mam.  Ses petits-enfants ne parlent que français.  Ils auront une bonne place."

L'auteure y dépeint avec justesse cette société industrielle qui, au sortir de la guerre, va subir des mutations sans précédent.  Elle évoque la reconstruction : les prisonniers allemands succèdent aux prisonniers russes avant l'appel à la main-d'œuvre italienne.  Elle ne tait rien de l'origine de nos querelles linguistiques entre Wallons et Flamands ni du racisme naissant à l'encontre de la main-d'œuvre étrangère ni de cette société profondément inégalitaire où les classes sociales restent très marquées, où la femme est cantonnée au métier de femme au foyer, où il n'est pas simple pour une fille de classe moyenne d'entreprendre des études et de réaliser ses rêves...    Mais par dessus tout cela, elle parle surtout de la vie quotidienne des "petites" gens, de leurs petits bonheurs dans cette époque grave.
Outre ce portrait d'une époque et des gens qui l'ont vécue, l'auteure nous fait découvrir un personnage bien attachant, celui d'une jeune fille brillante qui pose sur le monde qui l'entoure un regard à la fois tendre et perçant.  Rien ou presque ne lui échappe.  Elle relève les contradictions nombreuses de son époque, de la société dans laquelle elle vit mais aussi celles de sa famille, contradictions qui constituent autant d'entraves dont elle désire confusément s'émanciper.

"- On ne lit pas en mangeant.
- On ne lit pas un matin de congé : il y a un beau-petit-travail-pour-toi. (...)
- On ne lit pas l'après-midi quand il fait beau.  Va courir avec ton frère ; tu gagneras des couleurs.
A quoi reconnait-on un beau-petit-travail ?  A l'ennui en perspective, au devoir de se bouger le corps, de suivre les règles, de grandir-pas-gai ; à l'interdiction de rêvasser, de penser plus loin que le jardin ; à l'abandon d'une petite sirène en mal de l'exaltation de Mélie.  Qui sauvera la sirène d'ici la prochaine lecture volée ?"

Les lecteurs ne pourront rester indifférents à son amour des mots et aux émotions que lui procure la lecture, notamment celle d'une anthologie "à découvrir en classe quand on veut" :

"Mondes étrangers ouverts par un seul livre, bizarrerie d'un A noir, gracilité de mots comme ombelle, gibus, extraits dont les points de suspension finals promettent d'inaccessibles délices :  Meaulnes se trouvait là dans le bonheur le plus calme du monde...  Une petite fille de charbonnage pourra-t-elle comme Meaulnes poursuivre le pierrot fantasque et ce plus-calme-du-monde ?"

Le ton est à la fois lucide et poétique.  Plein d'humour aussi lorsque, par exemple, elle maudit les participes passés ou lorsqu'elle évoque les maillots en laine que leur confectionnait sa mère.

"(...) je LES ai mangées, digérées, cacayées, ce dernier mot pour la vengeance contre cette grammaire où elle croyait briller."

Mélie se cherche, se construit dans cet univers où se bousculent les cultures, les langues, les origines socio-économiques.  Son parcours, ses choix reflètent ceux d'une société en évolution.  Le ton devient plus nostalgique lorsqu'après avoir parcouru en deux étapes les années 40-44 et 45-49, on fait un grand bon en avant et on retrouve notre héroïne à des années lumières, dans un autre siècle, un autre millénaire - en 2009 !  Les charbonnages ont disparu !  Avec les années passées, lorsque la vie l'oblige à regarder en arrière, les souvenirs se font doux-amers...
En bref, un récit historico-sociologique qui ne se prend pas la tête et nous emmène pour une bien jolie balade dans nos souvenirs collectifs.  L'occasion également d'interroger - tant qu'on en a encore la chance - nos proches qui ont vécu cette période de NOTRE histoire et, pourquoi pas, de se replonger dans les albums de photos de famille...
La version papier sera disponible courant septembre mais ce récit est déjà disponible en version numérique sur les plates-formes de téléchargement.
Lien : http://lacoupeetleslevres.blogspot.be/2013/08/tous-contes-faits-la-ballade-de-melie.html