Des nouvelles pour réfléchir

Un coup de coeur du Carnet

Collectif, Le peuple des Lumières, Hévillers, Ker éditions, 2015.

Pari réussi pour la maison d’édition belge Ker, qui avec son recueil Le peuple des Lumières nous propose  un ensemble de textes pour jeunes lecteurs qui déclenchent le débat, qui suscitent l’écoute et invitent à comprendre une actualité violente, parfois relayée abruptement par les médias. 

Ce sont les attentats de 2015 à l’encontre de Charlie Hebdo qui ont inspiré l’idée de ce recueil destiné aux 8-16 ans et parues dans la collection « Double Jeu ». Les nouvelles qui le composent abordent le terrorisme et les radicalismes au sens large, ainsi que les questions des migrations, des préjugés qui peuvent en découler et des (im)possibilités qu’offrent les nouvelles technologies de l’information et de la communication.

En introduction au recueil, un témoignage, celui d’Abdalaziz Alhamza, jeune Syrien contraint de quitter son pays en proie aux extrémismes religieux. Malgré son bagage universitaire, Alhamza constate, désarmé, que libérer sa nation des griffes de Daech est un combat de longue haleine. Sans larmoiement, il évoque cette « politique de la famine, à la fois alimentaire et intellectuelle » qu’opère sournoisement l’État islamique, au mépris de la convention de Genève, et sans respect de la charia. Avec des mots simples, Alhamza explique la situation de la Syrie, et expose son expérience dans le giron de ce fléau qui se répand à coup d’attentats et d’embrigadement spirituel.

Suivent alors treize nouvelles touchantes, articulées d’abord autour de situations concrètes, réelles, telles que trop souvent relatées dans nos médias, à l’instar de « Rouge, la neige » de Frank Andriat : le père de Mohamed est assassiné sous ses yeux. Ce père aux idées sans doute trop larges est tué au nom de la religion.

Autre situation actuelle quand Françoise Lalande, dans « Othman le héros », s’inspire librement de la prise d’otages survenue dans une épicerie casher de Paris après l’attaque meurtrière de Charlie Hebdo. Othman, un Africain musulman, travailleur clandestin, y sauve les clients de l’épicerie avant d’être d’abord confondu avec un des preneurs d’otages en raison de ses origines.

De Charlie Hebdo, il en est précisément question dans la nouvelle de Jean Claude Bologne, « L’homme-au-dieu-inconnu ». L’auteur y rend hommage aux dessinateurs assassinés, et à tous les dessinateurs de presse en général. Ici, la nouvelle se fait conte. La prise de parole y est centrale, et dangereuse lorsque cette parole convertit une audience. Pourtant,

Non, aucun dieu n’a inspiré mes paroles, reprit l’étranger. Ne croyez pas qu’il faille détruire les images et mettre à mort les miniaturistes : aucun dieu n’a jamais prétendu cela. Si c’est cela qui doit résulter de mes propos, je préfère subir le châtiment des sacrilèges et des blasphémateurs. Cordouans, vous êtes un peuple sage. Ne laissez pas interdire les images. Si le jour devait venir où l’on assassine les artistes, vous devriez, comme moi, mettre des bandes sur vos mains et un cadenas sur vos lèvres. 

Vincent Engel se penche lui aussi sur le radicalisme religieux. « L’amour sans le pardon » est une émouvante lettre d’une mère à son fils emprisonné pour avoir commis des attentats au nom d’Allah. Comment ce fils, non religieux étant jeune, s’est-il laissé embrigader de la sorte ? Une mère qui rêve de son fils, sortant de sa léthargie religieuse, une mère déterminée, qui conclut :

Mais demain matin, dès l’aube, mon fils, je reviendrai à ce bureau pour t’écrire. Jusqu’au jour où tu répondras, enfin, ce que j’espère tant…

Des moments d’une très grande force traversent ce recueil. Des paroles porteuses de sens y sont disséminées, comme lorsque l’héroïne de « L’odyssée du treize » d’Ingrid Thobois nous dit :

Les migrants ont peur comme je n’aurai jamais peur, soif comme je n’aurai jamais soif, faim comme je n’aurai jamais fait. On dit que la noyade est une des pires morts qui soit. Existe-t-il des gens pour avoir comparé les différentes façons de mourir ?

Le Peuple des Lumières est singulier : variation des formes, des genres et justesse du ton. Pas de déséquilibre dans cet ouvrage. Même lorsque l’histoire s’inscrit dans une cité imaginaire. Avec « Mélitys ou la sécurité », Grégoire Polet exploite de nombreux thèmes comme la délation pour la préservation des richesses, la sécurité menant à l’autarcie… et le repli sur soi, la peur de l’autre dans une ville-prison où il faisait si bon vivre.

« Dans la ville d’Hamelcar », autre cité imaginaire dépeinte par Jean Jauniaux, la mémoire des hommes, sur papier, est dématérialisée. Critique des médias et des technologies, Jauniaux souligne les dangers d’un monde sans culture.

C’est au tour des petites filles comme toi de prendre la relève, de raconter la légende d’Hamelcar, de chanter ce que nous disent encore et à jamais les livres.

Au fil de la lecture, la condition des femmes s’impose. Lorsque « Veyce et Ramine », dans la nouvelle éponyme, chattent et souhaitent lancer  un « projet fou, ambitieux, grandiose, excitant : le réseau mondial de la jeunesse égalitaire », l’auteure, Fariba Hachtroudi, dénonce la condition des femmes iraniennes et revisite avec brio un chef-d’œuvre de la littérature persane.

Tout au long du recueil, les treize auteurs de Belgique, de France, du Maghreb ou d’Iran, se lisent avec délectation et le jeune lecteur y trouvera un panel de genres, de styles au service du questionnement critique. De quoi devenir un citoyen responsable, apte à se forger sa propre opinion. Que demander de plus…

Natacha WALLEZ

Source : http://le-carnet-et-les-instants.net/2015/10/05/peuple-des-lumieres/